20 Octobre 2017
« Elle voudrait savoir ce qu'on dira d'elle plus tard. Quelle image laissera-t-elle dans la mémoire du siècle ? Elle n'a jamais blessé personne. Elle n'a jamais haussé la voix. Elle a été à la hauteur. Elle s'est battue. Elle a menti. Elle a collé au personnage qu'on avait voulu faire d'elle. Digne de son rôle. »
Publié en 2017
Editions de l'Observatoire
308 pages
Résumé :
Sous les bombardements, dans Berlin assiégé, la femme la plus puissante du IIIe Reich se terre avec ses six enfants dans le dernier refuge des dignitaires de l'Allemagne nazie. L'ambitieuse s'est hissée jusqu'aux plus hautes marches du pouvoir sans jamais se retourner sur ceux qu'elle a sacrifiés. Aux dernières heures du funeste régime, Magda s'enfonce dans l'abîme, avec ses secrets.
Au même moment, des centaines de femmes et d'hommes avancent sur un chemin poussiéreux, s'accrochant à ce qu'il leur reste de vie. Parmi ces survivants de l'enfer des camps, marche une enfant frêle et silencieuse. Ava est la dépositaire d'une tragique mémoire : dans un rouleau de cuir, elle tient cachées les lettres d'un père. Richard Friedländer, raflé parmi les premiers juifs, fut condamné par la folie d'un homme et le silence d'une femme : sa fille.
Elle aurait pu le sauver.
Elle s'appelle Magda Goebbels.
Ma Note : ★★★★★★★★★★
Mon Avis :
En 1945, tout se délite en Allemagne. Le IIIème Reich, promis pour durer mille ans, est sur la fin. Partout, les Allemands battent en retraite et, à Berlin, bombardée par les Alliés, les derniers grands dignitaires nazis se terrent dans le Führerbunker. Parmi eux, Joseph Goebbels, sa femme Magda et leurs six enfants, âgés de treize ans à quatre ans et dont tous les prénoms commencent par un H, en hommage au Guide.
Dans les camps de la mort, l'avancée des troupes russes et américaines sèment la terreur et les gardiens désertent, entraînant dans leur sillage quelques rares survivants qui tentent le tout pour le tout pour sauver leur peau. Parmi eux, une jeune femme et sa fille, Ava, fillette de trois ans, née à Auschwitz et qui n'a jamais rien connu d'autre que les camps -après Auschwitz, le camp de femmes de Ravensbrück- , la peur, la haine et l'oppression des kapos. La petite ne parle pas mais elle conserve un bien précieux : des lettres d'un père à sa fille, d'un homme à Magda Goebbels.
Si Ava est un personnage fictif mais qui personnifie à elle seule toutes les horreurs et les souffrances des camps, Magda, elle, a bel et bien existé et, aujourd'hui, elle est surtout connue pour le meurtre de ses enfants avant de se suicider en compagnie de son mari, pour ne pas tomber aux mains des Alliés.
Fille naturelle, élevée dans une pension religieuse pour jeunes filles en Belgique, avant de devenir la Première dame du régime, Magda Goebbels eut une relation avec un Juif, Haïm Victor Arlozoroff , dont elle embrassa les idées, avant de se tourner vers le national-socialisme et le militantisme. A cette occasion elle rencontre Joseph Goebbels, gauleiter de Berlin -c'est-à-dire responsable régional du parti nazi-, qu'elle épouse en 1931. Elle devient alors une nazie convaincue et va tout donner au Reich, jusqu'à sa vie et ses enfants. Elle meurt le 1er mai 1945 : après avoir avalé une capsule de cyanure, elle demande à son époux de lui tirer une balle dans la tête. L'égérie du Reich est morte sans regrets.
En parallèle, tandis que les derniers proches de Hitler se donnent la mort, les rescapés des camps se raccrochent aux lambeaux d'une existence piétinée, dans une Europe à feu et à sang.
Le point commun entre la petite fille du KZ-Bordell et la grande dame nazie est un peu difficile à comprendre au départ, au - delà des lettres que conserve l'une et qui la lie à l'autre -ce qu'aucune des deux ne sait. Et puis on se rend compte qu'un lien encore plus subtil existe entre elles. Elles sont des sacrifiées. Elles sont des femmes à une époque où il ne fait pas bon l'être, où, dans cette époque où les humains en sont réduits à leurs instincts les plus bas, les plus vulnérables ont besoin d'un courage sans bornes pour se sauver.
Ava naît des rêves brisées d'une mère trop coupable d'avoir cru en l'amour à une époque où on ne croit plus en rien.
Magda est une femme trop ambitieuse, sacrifiée à un régime qui se dévore et se consume lui-même, qui a fait les mauvais choix, qui s'est grisée du semblant de pouvoir qu'elle tenait entre ses mains, revanche sur sa vie d'avant, sur sa naissance illégitime. Elle s'est donnée toute entière à un régime qui a prétendu faire d'elle quelqu'un. La chute sera brutale et amère. Surtout, elle sera irrémédiable. Pour elle. Pour son époux. Et surtout pour leurs enfants, qui n'avaient rien demandé.
Dans ce roman, gravitent deux destins forts de femmes. Ils sont à l'opposé l'un de l'autre. L'une est une femme en devenir, une toute petite fille encore, dont on ne peut s'empêcher de se demander quelle sera la vie, après être née dans un camp de la mort, d'une mère prostituée pour les bas besoins de gradés en manque et d'un père inconnu. L'autre est en bout de course, jeune encore, mais condamnée. Diamétralement opposées, Magda et Ava se rejoignent cependant grâce aux lettres d'un homme, un Juif de Berlin, Richard Friedländer, déporté à Büchenwald, où il mourra. Ces lettres sont fausses. Pour autant qu'on le sache, il n'y en eut pas. Richard n'écrivit pas à celle qu'il avait élevée, qu'il considérait comme son enfant et qui avait trahi en s’accoquinant avec les exterminateurs. Ces lettres sont pourtant d'une beauté touchante et soulignent encore mieux la froideur de cette Médée moderne, qui assassine ses enfants avec préméditation et ne flanche pas. On pourrait lui chercher des circonstances atténuantes, convoquer l'amour maternel plus fort que tout, le désespoir qui pousse à choisir la mort parce que tout est tellement perdu qu'elle apparaît comme le sort le plus enviable. On sait que Magda Goebbels a choisi le destin de ses enfants en toute connaissance de cause : elle les a elle-même condamnés alors qu'elle reçut plusieurs propositions d'exfiltration, toutes refusées.
Photographie de la famille Goebbels : Magda est entourée de son époux, de leur six enfants et de son fils aîné, Harald, né de son union avec Günther Quandt.
On ne peut s'empêcher de penser cependant qu'elle a vécu à une époque difficile, où l'Europe se bat dans un marasme sans nom. La guerre est horrible mais sa fin est effroyable... Les bombardements, le froid, la faim, la misère, les viols et les pillages en règle. Les femmes et les enfants furent les premiers sacrifiés, les premières victimes, peut-être aussi les premiers manipulés. Les femmes qui ont vécu auprès des grands dignitaires nazis ou fascistes l'ont payé de leur vie. Peut-être ont-elles été les victimes d'espoirs fous, du désir flou d'être quelqu'un. Elles ont été grisées et se sont fourvoyées. Il est cependant difficile de s'apitoyer sur le sort de ces femmes quand on côtoie en parallèle dans le roman le sort de toutes ces déportées : elles sont l'incarnation de l'horreur la plus totale et du désarroi le plus plein. Et si elles incitent à la compassion -comme Fela, la mère de la petite Ava-, on ne peut, en comparaison, que trouver mérité le sort des autres.
Ces rêves qu'on piétine est un très bon roman. Fort et percutant, servi par un style qui ne l'est pas moins. Sébastien Spitzer a un vrai talent d'écriture et se montre très bon conteur. Le récit est construit en alternance, autour de Ava et Magda, dont les points de vue se succèdent d'un chapitre à l'autre. Parfois, il est émaillé de lettres, les fameuses lettres imaginaires, les lettres d'un vieil homme à celle qu'il considère encore comme sa fille mais qui l'a renié pour des aspirations plus hautes. Propos touchants et dans lesquels l'auteur glisse une description de la vie quotidienne dans un camp de concentration. On sent d'ailleurs très fort les recherches historiques sur lesquelles le récit s'appuie, même si le propos tend à être plus universel et centré sur l'humain. L'auteur a travaillé sur le connu et le plus méconnu, pour livrer finalement un récit très solide et qui tient la route. Au départ, j'avoue que le roman m'a mise à l'aise. Après quelques pages, j'ai eu envie de poser le livre, j'ai cru qu'il ne serait pas pour moi. Au final, c'est tout le contraire. Quelle force ! Le roman m'a totalement happée ! Il est assez court pour ne pas faire naître de lassitude et il est assez dense pour capter son lectorat.
Ce premier coup d'essai est un coup de maître. Sébastien Spitzer est journaliste de formation et cela se sent, on voit qu'il a l'habitude de manier les mots. Il a aussi un vrai talent pour raconter, ce qui ne gâche rien. J'ai été séduite par le style, par les mots, parfois sans concession.
Comme le dit l'auteur lui - même, son roman est un énième livre sur cette difficile période. Oui, certes, mais c'est avec ce genre de pépites que le devoir de mémoire continue à être vivace et à nous rappeler ces événements qui ne sont pas si lointains.
Assurément une de mes meilleures lectures de l'année. Pas un coup de cœur mais presque !
En Bref :
Les + : un texte d'une force rare, un récit qui prend aux tripes et ne peut laisser indifférent et, surtout, l'auteur raconte à merveille.
Les - : le début peut-être un peu abrupt qui m'a fait douter.