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Le salon des précieuses

La Longue Attente de l'Ange ; Melania G. Mazucco

« Je ne prétends pas qu'on me comprenne, chacun de nous est sa propre énigme.»

La Longue Attente de l'Ange ; Melania G. Mazucco

Publié en 2011 en Italie ;  en 2013 en France (pour la présente édition)

Titre original : La lunga attesa dell'angelo

Editions Flammarion 

448 pages

Résumé :

Venise à la fin du XVIe siècle. Le Tintoret, peintre volcanique, anticonformiste et plein d'ambition, s'est battu par tous les moyens pour asseoir sa réputation. A l'approche de la mort, il s'interroge sur son existence en tant qu'artiste et sa vie familiale mouvementée. Au cœur de ses pensées se trouve sa fille illégitime adorée, qui a appris la musique et la peinture à ses côtés : Marietta, l'incarnation de ses rêves et son oeuvre la plus réussie.
Dans une Sérénissime au décor singulier se nouent une foule d'histoires merveilleuses habitées par des personnages inoubliables, parmi lesquels se détache la figure solitaire et émouvante de Marietta.  

Ma Note : ★★★★★★★★★

Mon Avis :

En mai 1594, Le Tintoret est à l'article de la mort et même si ses médecins lui affirment le contraire, il sait que la fièvre dont il souffre sera mortelle. Vient alors pour lui le temps de se pencher sur sa longue existence. Vient le temps des souvenirs, des regrets et des dernières joies. Par dessus tout, c'est à l'enfant illégitime qu'il eut en 1554 d'une courtisane allemande, qu'il pense le plus. Marietta Robusti, peintre comme lui et surnommée à Venise La Tintoretta est morte quatre ans auparavant et, à l'heure de rencontrer Son Créateur, le père se rappelle des sentiments particulièrement forts qui l'unirent à cette enfant qui fut son double, son alter ego, bref, n'ayons pas peur de le dire, en un mot, son âme soeur mais aussi la femme de sa vie.
Vaste sujet d'inspiration pour les romanciers que les relations parents/enfants qui ne sont jamais comme on l'espère ni même comme on l'imagine. Complexes, soumises aux idées reçues et jugées dès qu'elles s'écartent de ce qu'on considère comme la norme, elles vont déterminer les êtres qui, devenant parents à leur tour, seront influencés par leur propre expérience, la relation qu'eux-mêmes ont eu plus jeunes avec leurs propres parents... bref il y'a de quoi dire et de quoi faire et c'est un amour fort et hors du commun qui peut être intéressant à décortiquer et à analyser et c'est ce que fait l'auteure dans son livre, en parallèle d'un portrait du peintre que fut Le Tintoret, ancien élève du grand Titien, dans cette Venise de la fin du XVIeme siècle.
Avec sa femme légitime Faustina, qui aurait elle-même pu être sa fille puisqu'elle avait vingt-six ans de moins que lui, Le Tintoret eut une grande et belle famille mais, à l'aube de la mort, c'est assurément à l'enfant préférée qu'il s'adresse, cette Marietta qui est née alors que le peintre ne l'attendait pas et de qui il va s'enticher jusqu'à la fin. Si l'amour des mères sans être systématique, est souvent plus évident, les relations du père à son ou ses enfants sont souvent plus complexes qu'il n'y paraît. Ici, le peintre aimera sa fille illégitime jusqu'à négliger ses autres enfants -ce dont il prend conscience et se repent, mais bien trop tard-, susciter la jalousie de son épouse de dix ans seulement plus âgée que Marietta. Effrayé par la perspective de la voir grandir et s'envoler, il repoussera longtemps le moment de la marier, jusqu'à ce que Venise murmure que Le Tintoret entretient une relation incestueuse avec sa fille aînée. Ce ne fut pas le cas, même si le récit de Melania G. Mazzucco flirte aussi avec l'interdit et la transgression, l'amour paternel, parfois, glissant dangereusement vers un désir qui n'a rien à faire dans une relation père/fille et qui s'installe pourtant malgré tout, Marietta étant la femme de sa vie pour Le Tintoret et lui l'homme de sa vie pour elle -le fait qu'elle soit orpheline de mère joue aussi beaucoup dans le cas de Marietta.
Au-delà de ça, j'ai aimé la dimension plus universelle du roman. C'est quelque chose qui revient souvent dans mes chroniques et que j'ai tendance à chercher dans mes lectures : j'aime ces romans historiques où, paradoxalement, l'aspect purement historique, justement, cède quelque peu la place à une dimension plus humaine et se partage la vedette avec elle et c'est le cas dans ce roman. J'aime l'idée qu'une certaine similitude lie l'espèce humaine, quels que soient le pays, l'époque, le siècle, la confession religieuse, le milieu social où l'on vit. J'aime cette idée que certaines choses sont immuables et se sont développées en même temps que les Hommes. Se retrouver dans un personnage mort en 1594 comme Le Tintoret est très forte comme impression, je trouve ! À presque 430 ans d'intervalle on peut faire un parallèle entre l'existence de cet homme et la nôtre qui ne peuvent pourtant pas être plus éloignées. Et pourtant certaines choses sont vieilles comme le monde : le travail, la quête du succès, l'ambition, les relations humaines, la famille. Tout est abordé de façon très juste par l'auteure de manière très juste : certes, elle écrit de nos jours et on peut penser que les mots qu'elle met dans la bouche du peintre sont anachroniques et reflètent notre époque mais je suis convaincue du contraire. Je suis sûre que bien des choses nous lient à nos ancêtres comme à nos descendants et que ces choses là dont plus fortes que nous et se transcendent au-delà des époques, des nations etc... les réflexions du Tintoret à l'aube de sa mort sont celles d'un homme de la Renaissance comme de notre époque. Ses regrets sont les mêmes, ses satisfactions et ses fiertés de même. Je me suis vraiment retrouvée dans cette universalité et elle a sans nul doute permis d'éveiller mon intérêt pour le roman.
À part ça, Melania G. Mazzucco ne choisit pas n'importe qui comme objet d'étude mais un peintre relativement célèbre de la Renaissance italienne, le vénitien Tintoret, ancien élève de Titien. Partant de là, le côté historique et l'aspect technique ne peuvent être totalement occultés. Le peintre nous parle en effet de ses œuvres, de sa technique personnelle, quelque peut différente de celle de ses pairs, ce qui lui vaudra un succès relatif tout au long de son existence. La preuve, on a retenu le nom de Titien, nettement moins celui du Tintoret. Né en 1518, mort en 1594, Le Tintoret -il doit son surnom à l'activité de son père qui était teinturier- traverse un siècle riche en émulation artistique. C'est le siècle de Michel-Ange, de Titien, du Caravage... l'Italie en premier puis l'Europe se couvrent de chefs d'oeuvre, les artistes de cette époque sont destinés à voir leurs noms à jamais encensés mais voient aussi leurs œuvres soumises à la censure rigoureuse de l'après Concile de Trente. La carrière du Tintoret est moins facile : le peintre ne connait pas un succès fulgurant : encore aujourd'hui, si son nom nous évoque quelque chose, aucune oeuvre majeure ne nous vient spontanément à l'esprit. Le Tintoret a été supplanté par Titien ou Véronèse, deux compatriotes dont l'un, le premier, va d'ailleurs s’ingénier à lui mettre des bâtons dans les roues.

La Longue Attente de l'Ange ; Melania G. Mazucco

 

Le Tintoret (autoportrait) et Marietta Robusti, dite La Tintoretta (autoportrait)


Sa fille Marietta aussi sera peintre tout comme deux de ses fils légitimes. Surnommée la Tintoretta, la jeune femme connaîtra un succès plutôt important à une époque où une femme qui peint fleure le scandale et la provocation. Née en 1554, elle passera toute sa vie auprès de son père, son mentor et son compagnon le plus cher. Je me suis surprise à voir Marietta très rapidement à travers les yeux du peintre et donc à l'aimer... cette jeune femme qui meurt à trente-six ans entre les bras de son père est très émouvante et je me suis énormément attachée à ce personnage féminin auquel je ne m'identifie pas mais qui m'a beaucoup touchée. J'ai aussi aimé la figure du Tintoret, personnage brut comme du granit mal taillé, inflexible et injuste parfois, notamment avec ses enfants mais profondément humain, aussi et surtout, dans ses défauts. Car plus que nos qualités se sont essentiellement nos imperfections qui font notre essence.
Pour parler maintenant de la forme du livre, j'ai été très agréablement surprise. À croire que l'Histoire des Arts inspire les écrivains ! Après les découvertes, qui se sont avérées très bonnes, des romans de Mathias Enard (Parle-leur de rois, de batailles et d'éléphants), d'Alexandra Lapierre (Artemisia) de Leonor de Recondo (Pietra Viva), de Dominique Fernandez (La Course à l'Abîme), de Sophie Chauveau (La Passion Lippi ; Le Rêve Botticcelli), je dois dire qu'encore une fois je n'ai pas été déçue ! On dirait que la peinture et l'art font ressortir un côté poétique chez les romanciers qui nous livrent alors des textes vraiment agréables et qu'on prend plaisir à découvrir. Alors c'est vrai que le style de Melania G. Mazzucco est peut-être un peu ampoulé par moments mais pour être honnête cela ne m'a pas gênée, au contraire, j'ai même bien aimé cet aspect-là de son univers. Le début n'a pas été évident, il est vrai et il m'a fallu vraiment entrer dans le récit pour me sentir un peu plus investie. J'ai parfois été gênée au cours de la lecture par le manque d'indications chronologiques, une légère confusion parfois dans les dates et les événements qui se suivent parfois sans suite logique apparente. Mais ceci peut aussi s'expliquer par le fait que le peintre lui-même relate ses souvenirs et, s'il y'a bien une chose d'absolument pas linéaire, c'est bien la mémoire humaine, donc ce ne serait qu'un tout petit bémol !
Quoi qu'il en soit ce roman est une oeuvre qui mérite à être connue : j'ai passé un moment de lecture incroyable avec un livre dans lequel s’entremêlent mon intérêt pour les jolis mots et mon amour de l'art. Personnellement, il ne m'en a pas fallu plus pour être séduite.

En Bref :

Les + : une belle réflexion sur l'art et sur l'humain, un style riche et intéressant.
Les :
 un début dans lequel il est difficile d'entrer. 

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L
Je ne connais pas du tout mais cela m'intéresse beaucoup ! J'aime aussi l'art alors il est peut-être fait pour moi
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