• Gabriële ; Anne et Claire Berest

    « La vie de ces êtres fut un roman, il nous restait donc à l'écrire. »

    Gabriële ; Anne et Claire Berest

    Publié en 2018

    Editions Le Livre de Poche 

    480 pages 

    Résumé : 

    Septembre 1908. Gabriële Buffet, une jeune femme de vingt-sept ans, indépendante, musicienne, féministe avant l'heure, rencontre Francis Picabia, un peintre à succès et à la réputation sulfureuse. Il avait besoin d'un renouveau dans son oeuvre, elle est prête à briser les carcans : insuffler, faire réfléchir, théoriser. 
    Elle devient la femme au cerveau érotique qui met tous les hommes à genoux, dont Marcel Duchamp et Guillaume Apollinaire. Entre Paris, New York, Berlin, Zürich, Barcelone, Etival et Saint-Tropez, Gabriële guide les précurseurs de l'art abstrait, des futuristes, des Dada, toujours à la pointe des avancées artistiques. Ce livre nous transporte au début d'un XXe siècle qui réinvente les codes de la beauté et de la société. 

    Ma Note : ★★★★★★★★★★

    Mon Avis :

    En 1985, Gabriële Buffet meurt à l'âge de cent-quatre ans.
    En 1985, Anne et Claire Berest ont, respectivement, 5 et 3 ans (elles sont nées en 1979 et 1982) et n'ont jamais entendu parler de Gabriële.
    Pourtant, celle-ci est la grand-mère de leur propre mère, Lélia Picabia et donc Anne et Claire sont ses arrière-petite-filles. Elles sont donc aussi celles du peintre franco-espagnol Francis Picabia, que leur aïeule épouse en 1909. Gabriële et Francis auront quatre enfants entre 1910 et 1919 : Laure-Marie, Pancho, Jeanine et Vicente. C'est leur dernier fils qui est l'ancêtre direct des auteures puisqu'il est le père de Lélia. Un père qu'elle n'a jamais connu parce qu'il est mort à vingt-sept ans, alors qu'elle était une toute petite fille. Un père qui est mort jeune à la suite d'une overdose. Une mort qui séparera à jamais les descendants de Vicente de la fantasque et incroyable aïeule, à tel point qu'ils n'en entendront même pas parler, qu'ils ne sauront même pas qu'elle existe et Gabriële ne se préoccupera jamais d'eux non plus.
    D'elles, en l'occurrence. Et, en 2012, Anne et sa sœur Claire vont partir sur les traces de cette étrange arrière-grand-mère, et sur les traces aussi de leur propre histoire familiale. C'est ce livre, qui n'est ni une biographie, ni un roman, qui est le produit de leurs recherches, qui les a ramenées au début du XXème siècle, dans un monde d'émulation artistique sans précédent où naît l'art contemporain. Muse de Francis Picabia, dont elle sera aussi l'épouse, icône de Marcel Duchamp, amie intime de Guillaume Apollinaire, Gabriële Buffet évolue dans une période absolument extraordinaire et particulièrement riche intellectuellement parlant !
    Et, même si vous n'aimez pas spécialement l'art contemporain, comme moi, vous trouverez sûrement ce roman intéressant. En ce qui me concerne, je l'ai trouvé absolument passionnant. Au départ, j'étais un peu circonspecte, ne sachant pas trop à quoi m'attendre : un roman à quatre mains, très centré sur l'évolution de l'art en ce début de siècle, une figure féminine emblématique mais aussi assez subversive...est-ce que j'allais aimer ? Est-ce que j'allais réussir à me passionner pour le destin de cette femme que je ne connaissais pas ?
    Eh bien contre toute attente, oui. Gabriële et son époque m'ont passionnée et j'ai beaucoup aimé la démarche des deux auteures, Anne et Claire, qui partent sur les traces de leur arrière-grand-mère mais aussi sur les traces de leur propre histoire, pour la comprendre enfin et, peut-être aussi, l'exorciser un peu.

    Les deux sœurs n'ont finalement pas trouvé beaucoup d'archives de l'époque : Gabriële a disparu entourée de flou, dépouillée de tout document et de tout souvenir. Il n'y avait plus rien. Alors, grâce à quelques dates et quelques informations qu'elles ont pu trouver ici ou là au cours de leurs recherches, elles ont recréé une Gabriële plus vraie que nature mais aussi très romancée malgré tout. Au cours de cette lecture, on oscille sans cesse entre la part de vérité et la part d'imaginaire... Qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Où les auteures ont-elles brodé et où se sont-elles contenté de respecter la vérité ? C'est très difficile de démêler le vrai du faux mais en même temps, on se prend au jeu. Est-ce qu'on s'attache à Gabriële, tour à tour appelée par son prénom ou alors, surnommée Gaby ? Pas vraiment, en fait... Ou disons que ce n'est pas forcément important, tant son destin est imposant, tant elle est audacieuse, surprenante, vertigineuse, entière et passionnée. A-t-on réellement besoin de s'attacher à un personnage comme celui-là que même la fiction ne pourrait peut-être pas inventer ? Je ne sais pas. En tout cas, en ce qui me concerne, je n'ai pas eu besoin de m'attacher à Gabriële ou même à Francis pour aimer ce roman et m'y plonger avec plaisir.

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    Francis Picabia, Gabriële Buffet-Picabia et Guillaume Apollinaire, le grand ami. 

     
    Malgré tout, j'ai parfois eu besoin de faire des pauses, de laisser le roman de côté plusieurs heures avant de m'y replonger. Pas par ennui, même si en général, ce comportement, chez moi, en est synonyme justement. Seulement pour emmagasiner ce que j'avais déjà lu, je pense parce que ce roman est d'une richesse phénoménale. On assiste presque en direct à la naissance d'une nouvelle manière de concevoir l'art, que ce soit la peinture, la sculpture ou même la littérature. Même les impressionnistes considérés quelques décennies plus tôt comme des pionniers sont relégués aux oubliettes, pour ne pas dire qu'ils sont ringards. Marcel Duchamp, à New York, expose sa fameuse Fountain, qui n'est ni plus ni moins qu'une pissotière, présentée soudain comme une oeuvre d'art. Francis Picabia expérimente l'art abstrait, avec de larges aplats de couleurs auxquels il donne des noms ubuesques. Apollinaire réinvente la poésie tandis que Picasso, lui, devient le père du cubisme. Ca fait quand même beaucoup à intégrer, surtout quand tout cela se passe sur un fond de Guerre mondiale.
    Mais j'ai toujours repris le roman heureuse de retrouver les personnages. Je ne les ai ni aimés ni détestés, je les ai seulement suivis, incrédule parfois, me demandant -c'était plus fort que moi- s'ils étaient, quand même, tous bien heureux dans cette vie en forme de tourbillon, incrédule donc mais toujours assez fascinée aussi par la modernité de leur pensée et de leur manière d'être. Plus de cent ans avant notre époque, déjà, ces héros d'un art moderne et subversif s’érigeaient en chantres de la liberté, s'émancipant du quand-dira-t-on, de règles établies et dont ils avaient eu à souffrir dans leur enfance et leur jeunesse : pour Gabriële, par exemple, sa vocation de compositrice qui s'était heurtée à l'incompréhension et au mépris des hommes. Du coup, a-t-elle recherché dans son mari, à l'imaginaire hyper fertile, un moyen de revanche contre ces hommes qui lui avaient certes donné sa chance, mais non sans mal ? N'a-t-elle pas cherché à le modeler comme elle le voulait, comme une création, comme une partition, jusqu'à ce que Francis lui échappe ? De l'amour passion à l'incompréhension, en effet, il n'y a qu'un pas chez les Picabia.
    Anne et Claire Berest, en douceur et en subtilité, d'une écriture fine et délicate -j'avais peur de ressentir l'effet écriture à quatre mains, en fait, ça n'a pas été le cas du tout, au contraire, le roman est très fluide-, j'ai aimé les pauses instaurées de temps en temps dans le récit, où les sœurs semblent se parler et nous intègrent ainsi à leur conversation, nous faisant part notamment des bouleversements ou sentiments divers que les recherches autour de Gabriële ont pu faire naître, leurs questionnements aussi et interrogations les plus intimes, parce que, finalement, la jeunesse de cette femme va conditionner et déterminer, aussi, leur propre vie : pourquoi, pour Anne et Claire, enfants, la famille de leur mère, ce n'est que celle de leur grand-mère maternelle ? Pourquoi n'ont-elles pas pu connaître leur grand-père, que leur propre mère n'a pas connu, ce qui fut une immense et terrible souffrance ? Tout ça, au fond, découle de Gabriële. Peut-on la considérer comme responsable de quelque chose ? Non, pas vraiment. Surtout, nous lecteurs, n'avons pas le droit de la juger. Elle a mené l'existence qu'elle a pu, elle a mené l'existence qu'elle a voulu. Pour autant, on ne se permet pas de juger Anne et Claire Berest qui, parfois, peuvent apparaître dures envers cette aïeule : au contraire, on les comprend, d'une certaine manière. Et écrire ce livre, pour elles, c'est finalement une rédemption, une catharsis -du moins c'est ainsi que je l'ai compris-, c'est partir sur les traces de cette arrière-grand-mère idéalisée ou diabolisée pour faire tomber les barrières et essayer, derrière la femme publique, de retrouver la simple femme, mère, épouse, amante, qu'elle a pu être et, peut-être, tenter de mieux la comprendre, si tant est que cela soit possible.
    Contre toute attente, Gabriële n'est pas un roman sur l'art. Ce n'est pas non plus un roman sur Gabriële. C'est plus que ça ; c'est une confession intime et le partage de deux femmes, envers un public, de cette quête identitaire et familiale qui peut résonner en chacun d'entre nous. C'est aussi, effectivement, un roman sur l'art et le portrait d'une femme et c'est tout à fait passionnant mais j'ai aimé encore plus la manière assez pudique dont les deux auteures ont souhaité amener leur récit, sans se mettre en retrait non plus. Leur démarche est là, claire, tangible et bien lisible : essayer, pour leur mère, de faire la lumière sur leur passé commun à toutes les trois et induit par des ancêtres qu'elles n'ont pas connus mais qu'Anne et Claire vont faire revivre à leur façon, comme pour les laisser enfin s'envoler avec les regrets, les non-dits, les tristesses et peut-être les frustrations qui sont notre lot à tous -qui a dit que la famille, c'était facile ? Parfois, c'est même plutôt un fardeau à porter.
    Je sais que certains lecteurs n'ont pas forcément été séduits, justement, par ce parti-pris des auteures. Au contraire, pour moi, c'est une grande force du récit, l'inclusion totale d'Anne et Claire comme des personnages à part entière, au final, m'apparaît totalement justifiée et le fait qu'elles intègrent au récit de la vie de Gabriële des souvenirs personnels ou des bribes de leurs réflexions ou conversations ne m'a pas gênée, j'ai même trouvé ça intéressant comme approche.
    Vous l'aurez compris, j'ai aimé ce roman. Je me suis sentie accrochée comme on peut l'être devant un bon film dont on ne sort qu'au moment du générique de fin, en étant restant un peu en apnée le reste du temps. C'est ce qui est arrivé avec ce roman. Oui, je l'ai lu presque en apnée, totalement subjuguée et je n'ai pas vu le temps passer. Gabriële a été une très, très bonne surprise et je vous le conseille : pour peu que vous aimiez l'art et les beaux et grands destins de femme, vous ne serez pas déçus.

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    Anne et Claire, les deux auteures, arrière-petite-filles de Francis et Gabriële 

    En Bref :

    Les + : un livre surprenant, contemporain et historique à la fois, qui n'est ni, en fait, ni un roman ni une biographie, mais plutôt le récit d'une enquête, celle des auteures et le récit d'une époque, celle, immensément riche et fertile, de Gabriële et de ses pairs.
    Les - :
    pas vraiment de points négatifs dans ce roman, au contraire !

     

     


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