• La carte postale ; Anne Berest

    « Je ne sais pas ce que je vais découvrir au bout de mon enquête ni qui est l'auteur de la carte postale, je ne sais pas non plus quelles seront les conséquences de tout cela. On verra. »

     

     

     

         Publié en 2022

      Éditions Le Livre de Poche

      570 pages

     

     

     

     

     

     

    Résumé :

    La carte postale est arrivée dans notre boîte aux lettres au milieu des traditionnelles cartes de vœux. Elle n'était pas signée, l'auteur avait voulu rester anonyme. Il y avait l'opéra Garnier d'un côté, et de l'autre, les prénoms des grands-parents de ma mère, de sa tante et de son oncle, morts à Auschwitz en 1942. Vingt ans plus tard, j'ai décidé de savoir qui nous avait envoyé cette carte postale, en explorant toutes les hypothèses qui s'ouvraient à moi.
    J'ai retracé le destin romanesque des Rabinovitch, leur fuite de Russie, leur voyage en Lettonie puis en Palestine. Et enfin, leur arrivée à Paris, avec la guerre et son désastre.

    Ma Note : ★★★★★★★★★★

    Mon Avis :

    Au mois de janvier 2003, au milieu des cartes de vœux pour le Nouvel An, Lélia Berest la mère de l’autrice, trouve une mystérieuse carte postale, adressée à sa propre mère pourtant décédée quelques années auparavant. Sur cette carte, sont tracés de manière malhabile quatre noms : Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques. Ce sont les grands-parents et la tante et l’oncle de Lélia, tous déportés à Auschwitz en 1942, dont ils ne sont jamais revenus.
    Anne Berest, née en 1979, a vingt-quatre ans à peine lorsque sa mère, un jour de repas dominical, raconte à ses filles l’incroyable découverte. Lélia est surprise mais aussi un peu effrayée : pourquoi et surtout qui lui envoie-t-on cette carte, qui plus est de façon anonyme ? Est-ce un avertissement ? Mais puisqu’il n’y a pas d’autres occurrences, l’histoire aurait pu en rester là.
    C’est près de vingt ans plus tard qu’Anne Berest, devenue depuis scénariste et autrice, devenue mère elle aussi à son tour, va ressentir le besoin pressant, presque irrépressible, de retrouver l’auteur de cette carte, mais aussi, de partir sur les traces de cette famille dont elle ne sait rien, où si peu de choses : les Rabinovitch, qui avaient quitté la Russie au début du XXème siècle en quête d’un havre de paix et qui arriveront en France un peu avant la guerre, guerre qui va les emporter, comme des millions de Juifs, dans la violence idéologique du régime nazi, avec la collaboration du régime de Vichy en France.
    Grâce aux propres recherches de sa mère, mais aussi aux siennes, Anne Berest remonte donc sur les traces de ces ancêtres : à force de questions à Lélia, de recherches dans les archives familiales et dans les livres, elle découvre ici et là des bribes d’informations qui lui permettent de reconstituer une trame. Une trame très ajourée par moments, certes, mais qui permet à des membres de sa famille de retrouver une voix, une consistance, un nom.
    De la Russie, berceau des Rabinovitch, qu’Ephraïm et Emma quittent à la fin des années 1910, alors que la jeune femme est enceinte – de Myriam, qui deviendra la grand-mère d’Anne et Claire Berest –, en passant par la Lettonie mais aussi la Palestine, où Myriam se forgera ses premiers souvenirs, dans la touffeur du Proche-Orient et les orangeraies de ses grands-parents et enfin la France, où la famille sera rattrapée par l’Histoire, les événements et son destin, l’autrice entraîne son lecteur dans une formidable quête identitaire, d’autant plus qu’elle est vraie.
    Dans Gabriële, roman à quatre mains écrit avec sa sœur cadette Claire Berest (autrice de Rien n’est noir ou de L’épaisseur d’un cheveu, paru lors de la Rentrée littéraire de 2023), les deux jeunes femmes exploraient déjà l’histoire familiale en racontant une arrière-grand-mère méconnue, fantasque voire totalement excentrique dans sa jeunesse, assurément non-conventionnelle, qui fut la muse et l’épouse de Francis Picabia, la maîtresse de Marcel Duchamp et l’amie proche de Guillaume Apollinaire.
    Ici, c’est une histoire époustouflante et en même temps tristement banale car elle pourrait concerner des centaines de familles, en France mais aussi dans tous les pays occupés par l’Allemagne nazie durant la Seconde guerre mondiale : on parle souvent de la Grande Guerre comme d’un conflit qui toucha chacune des familles françaises, car il y eut au moins un père, un fils, un proche mobilisé pendant les quatre années qu’ont duré la guerre. Chaque maison posséderait encore de nombreux souvenirs de l’époque : lettres, carnets militaires ou médailles… la Seconde guerre mondiale elle aussi a marqué durablement le pays et les familles françaises, de tragédies souvent terribles et irrémédiables car elles se sont transmises de génération en génération par le silence : un silence ravageur, un silence qui tue. Mais comment parler de l’innommable quand on a été déporté ou bien quand on a vu, comme Myriam Picabia, toute sa famille arrêtée, déportée et qu’on l’a attendue vainement pendant de longs mois voire des années ? Comment accepter, surtout, d’être considéré comme un criminel, sous prétexte que…l’on est Juif ? Une judéité que, comme beaucoup d’autres, les Rabinovitch ne montrent pas, ne revendiquent pas, prônant avant tout une assimilation exemplaire, porte d’entrée d’un avenir radieux et sûr ?
    A près de quatre-vingts ans de distance, c’est donc la nouvelle génération – une génération de quarante ans, assimilée, intégrée, française et pourtant à son tour confrontée à la montée des radicalismes et de nouveau, à une certaine forme d’antisémitisme –  qui cherche et qui interroge, pour guérir les blessures du passé. Cela ne se fait pas sans mal : c’est presque un processus psychanalytique qu’Anne Berest raconte ici, son propre cheminement. La recherche de ses ancêtres et de la vérité n’est-il pas, pour elle mais aussi pour ses deux sœurs, un moyen de se guérir, de trouver un apaisement, une forme de paix ? Comment, lorsque les souvenirs remontent des temps anciens, les laisser sur le pas de la porte ?
    Cette carte postale sera donc le point de départ d’une grande quête : comme un puzzle, l’autrice assemble divers éléments…dans ce récit se croisent les Rabinovitch, Juifs d’Europe de l’Est échoués dans l’Eure, qui fuient un danger qui fait tâche d’huile, se répandant sans plus s’arrêter sur l’Europe des années 1930 comme une épaisse nappe emportant tout sur son passage, sans qu’on trouve le moyen de lui échapper, les Picabia, déjà rencontrés dans Gabriële, si excentriques là où Ephraïm et Emma n’aspirent qu’à disparaître, se fondre dans la masse et d’autres personnages, résistants ou collabos qui, par leur engagement, leurs convictions, sauveront, dénonceront ou condamneront. Les Rabinovitch et leurs deux cadets seront broyés par le système de Vichy, à la botte de l’Allemagne nazie, ils seront victimes de ces lois d’abord intimidantes et répressives puis de plus en plus violentes, de plus en plus dangereuses : le processus se termine dans l’horrible incertitude des camps de transit puis dans le paroxysme de l’effroyable, les camps de concentration. Myriam, la fille aînée, aura plus de chance : elle s’en sortira mais à quel prix ? Par le jeu du hasard, Myriam se marie en 1941, quelques mois avant l’arrestation de son frère et de sa sœur, puis de ses parents. Elle épouse un beau jeune homme un peu mélancolique, un peu fragile, qu’elle a rencontré à Paris, alors qu’elle fait des études de philo : ce jeune homme, c’est Vicente Picabia, le fils du peintre Francis Picabia et de Gabriële Buffet, un garçon qui a été négligé par ses parents dans sa petite enfance et sa prime jeunesse et en a souffert. Comme eux, pourtant, il mène une vie non-conventionnelle et interlope, faite de drogues, d’alcool, de fumeries d’opium…mais il sera aussi Résistant et messager pour un réseau parisien, avant la fin de la guerre. Avec Myriam. Myriam qui est aussi la mère de sa fille unique, Lélia. Et comme la judéité se transmet par la mère, Myriam était juive comme Emma, Lélia sera juive comme Myriam et Anne, Claire et leur sœur, bien que portant le nom breton de leur père, le chercheur Pierre Berest, portent aussi en elles cet héritage familial transmis par les femmes depuis des générations et des générations, depuis la Russie qui a vu naître les Rabinovitch.
    Anne Berest ne s’interdit rien et ne nous épargne rien : du récit de la vie quotidienne terrible, éprouvante dans les camps de transit de Beaune-la-Rolande, Pithiviers ou Drancy, jusqu’à l’arrivée, apocalyptique, dans l’horreur des camps de concentration, où les prisonniers, éprouvés par des mois de captivité en France, puis par un voyage dans des trains à bestiaux, sont accueillis par la lumière aveuglante des projecteurs, les invectives en allemand, les aboiements des chiens, les coups, en passant par l’engagement des Résistants sur le sol français, risquant leur vie à toute heure pour faire passer un message ou exfiltrer une personne recherchée, mais aussi le quotidien difficile, fait de tickets de rationnements, de contrôles, de peur, la Seconde guerre mondiale redevient une époque vivante, terrible, bouleversante. Le lecteur suit des personnages qui auraient pu être ses propres ancêtres, peut-être il évoquera aussi d'ailleurs en pensée les siens : un grand-père ou un arrière-grand-père, Résistant ou prisonnier… une grand-mère ou une arrière-grand-mère ou une tante, qui fut messagère pour les réseaux du Maquis…mais peut-être certains évoqueront, avec plus de honte, l’ancêtre qui a été collabo, celui qui a trahi…preuve que la Seconde guerre mondiale, encore aujourd’hui, est une blessure parfois mal cicatrisée sous un pansement que l’on refait à la va-vite à chaque nouvelle génération : on pense l’oublier mais bien souvent, elle se rouvre, quand on y songe le moins.
    Ce roman est dense, terrible, bouleversant…certains lecteurs y ont vu une analyse autocentrée, un peu victimaire voire misérabiliste… je peux le comprendre, même si je ne partage pas du tout cet avis : pour moi, au contraire, Anne Berest raconte un cheminement personnel qui a toute sa place dans le récit de ses ancêtres car, après tout, lorsqu’on part en quête de l’histoire familiale, c’est souvent que quelque chose a été mal réglé, voire pas du tout et que ce passé traumatique s’est transmis et que l'on est aussi en quête de soi-même. En résolvant l’énigme des siens, non sans mal, car cela remuera des sentiments très intimes, douloureux, c’est aussi avec elle-même, ou du moins une part d’elle-même qu’Anne fait la paix : sa judéité, que soudain elle comprend mieux, qu’elle accepte mieux aussi comme faisant partie d’elle au même titre que ses gènes. En un mot, Anne Berest découvre et fait la paix avec son héritage par le biais de son roman.
    Je n’ai pas réussi à savoir – et je n’ai pas cherché non plus, je dois l’avouer – ce qui relevait de la pure imagination, de l’extrapolation de la romancière et de la vérité pure. Au final, je crois cela ne compte pas : j’ai aimé ce roman pour ce qu’il est, c’est-à-dire une histoire où tout est vrai mais où tout est faux à la fois. Ou la plume de la romancière prend le relais quand soudain l’Histoire nous fait défaut, car elle est lacunaire. Comment savoir aujourd’hui, quatre-vingt-un ans plus tard, quels ont été les sentiments de Noémie et de Jacques, à peine âgés de dix-neuf et dix-sept ans, arrêtés, séparés de leurs parents et de leur sœur aînée, envoyés dans un camp de transit où le découragement le dispute sans cesse à l’espoir ? Comment se substituer à Myriam, désormais seule au monde mais qui ne le sait pas encore, contrainte sans cesse de fuir, de se cacher, qui échoue au fin fond des maquis de Provence, où elle passera plusieurs mois de la guerre en compagnie de Vicente ? Cette Provence qu’elle aimera si fort que, lorsqu’elles étaient petites, ses petites-filles pensaient qu’elle en était originaire, sans imaginer que Myriam était née en Russie, puis avait passé sa petite enfance en Lettonie et quelques années en Palestine ?
    Finalement, je m’en suis moquée. Ce n’est pas ça, l’important. L’important, c’est le propos, la densité mémorielle de ce roman. La carte postale m’a bouleversée, vraiment : j’ai été révoltée, en colère, j’ai aussi souvent pleuré. Est-ce que je peux dire sans exagérer que ce roman est l’un des plus beaux sur la Seconde guerre mondiale que j’aie pu lire ? Oui, assurément. Les ultimes phrases du roman, extrêmement poignantes, m’ont serré le cœur, j’ai terminé ce roman en larmes, vraiment. Souvent, chez moi, les romans qui me bouleversent à ce point sont des coups de cœur : pas systématiquement, mais bien souvent. La carte postale n’aura pas dérogé à la règle : il est mon premier coup de cœur de l’année et, à ce jour, ma découverte de l’univers littéraire des sœurs Berest est un sans-faute. Je peux comprendre qu’on ne l’aime pas ou qu’on se sente mal à l’aise, car comme je le dis plus haut, l’autrice ne s’interdit rien, ne se censure pas et n’épargne donc rien au lecteur : l’intimité des couples ou l’horreur de la guerre sont décrites de manière simple, incisive et ont pu donner à certains un sentiment de voyeurisme. Je peux le comprendre mais encore une fois, ce n’est pas ainsi que j’ai vu ce roman : pour moi c’est une quête, presque un cheminement initiatique et c’est surtout une histoire familiale écrite avec beaucoup de tendresse, de beauté et de respect. Un vibrant hommage à des ancêtres morts il y a quatre-vingts ans et à qui Anne Berest rend leur dignité, leurs visages et leur humanité, sinon leurs voix.

    En Bref :

    Les + : c'est éprouvant, c'est dur parfois mais aussi très émouvant. Un beau coup de cœur pour cette histoire familiale, pleine de tristesse et de traumatismes mais aussi d'espérance.
    Les - : pour moi, aucun.


    La carte postale ; Anne Berest

        Mémoires de la baronne d'Oberkirch sur la cour de Louis XVI et la société française avant 1789 ; Henriette Louise de Waldner de Freundstein, baronne d'Oberkirch LE SALON DES PRÉCIEUSES EST AUSSI SUR INSTAGRAM @lesbooksdalittle 

     

    •  Envie d'en apprendre un peu plus sur les sœurs Berest ? Je vous propose ces chroniques :

    - Gabriële, leur roman à quatre mains : mon billet est à retrouver juste ici.

    - Rien n'est noir, la biographie romancée de Frida Kahlo par Claire Berest : l'un de mes coups de cœur de 2020 à retrouver ici.

     

    Coup de cœur

     


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