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Moi, Tituba sorcière... ; Maryse Condé
« Il y avait cependant une chose que j'ignorais : la méchanceté est un don reçu en naissant. Il ne s'acquiert pas. Ceux d'entre nous qui ne sont pas venus au monde, armés d'ergots et de crocs, partent perdants dans tous les combats. »
Publié en 1988
Éditions Folio
288 pages
Résumé :
Fille de l'esclave Abena violée par un marin anglais à bord d'un vaisseau négrier, Tituba, née à la Barbade, est initiée aux pouvoirs surnaturels par Man Yaya, guérisseuse et faiseuse de sorts. Son mariage avec John Indien l'entraîne à Boston, puis au village de Salem au service du pasteur Parris. C'est dans l'atmosphère hystérique de cette petite communauté puritaine qu'a lieu le célèbre procès des sorcières de Salem en 1692. Tituba est arrêtée, oubliée dans sa prison jusqu'à l'amnistie générale qui survient deux ans plus tard. Là s'arrête l'histoire. Maryse Condé la réhabilite, l'arrache à cet oubli auquel elle avait été condamnée et, pour finir, la ramène à son pays natal, la Barbade, au temps des Nègres marrons et des premières révoltes d'esclaves.
Ma Note : ★★★★★★★★★★
Mon Avis :
Avant même de commencer, la vie de Tituba est une tragédie. Prisonnière et réduite en esclavage, sa mère, Abena, est violée sur le bateau négrier qui l'emmène vers les colonies d'Amérique. Arrivée à la Barbade, elle devient la propriété d'un riche planteur d'origine anglaise mais, lorsque ce dernier s'aperçoit qu'Abena est enceinte, il la retire du service de sa jeune épouse - au grand dam des deux jeunes femmes, seules et isolées, qui avaient créé des liens.
Mariée arbitrairement à Yao, un autre esclave de la plantation, Abena trouve auprès de lui un peu de réconfort et de chaleur. Yao sera aussi la figure importante de l'enfance de la petite Tituba qui, née d'un viol, rappelle sans cesse à sa mère son traumatisme. Abena, trop jeune et brisée, ne parvient pas à aimer cette enfant.
A l'adolescence, Tituba apprend auprès de Man Yaya les arcanes des pouvoirs surnaturels : elle s'initie au dialogues avec l'au-delà et devient guérisseuse, sachant manier les plantes et les remèdes que la nature offre. Sa rencontre avec le charismatique John Indien change son destin à jamais : esclave d'une femme riche de Bridgetown, John Indien est un homme fantasque, qui fait brûler Tituba de désir. Mais, déjà, la jeune femme suscite la méfiance. La maîtresse de John Indien se méfie d'elle et, lorsqu'elle tombe malade, elle n'hésite pas à accuser Tituba de l'avoir ensorcelée...sorcière...le mot ne la lâchera plus.
Suivant John Indien jusqu'aux Amériques, Tituba s'installe à Salem, un petit village du Massachusetts. Les colonies britanniques, en cette fin du XVIIe siècle, sont concentrées sur la côte est de ce qui sera un jour les Etats-Unis. Ce sont de petites communautés, souvent rurales et puritaines, qui vivent dans l'ombre de cités un peu plus grandes, comme Boston ou New-York. A Salem, Tituba et John Indien se retrouvent au service de Samuel Parris, un pasteur rigoriste, de sa jeune épouse à la santé fragile, de la fille du couple, la jeune Betsey et de leur nièce, la mystérieuse Abigail.
Se languissant de son île, menant une vie morne, Tituba ne trouve de réconfort qu'auprès de John Indien et des enfants de la communauté, qui viennent rencontrer Betsey et Abigail. Mais, lorsque la petite Betsey tombe malade, puis Abigail, très vite, on parle de sorcellerie et de possession...et Tituba est en première ligne : alors que l'épidémie semble se répandre comme une traînée de poudre à Salem, contaminant les enfants et semant sur son passage un torrents d'accusations plus ou moins farfelues, elle est accusée, ainsi que d'autres femmes de Salem, d'avoir procédé à des envoûtements sur Betsey Parris, sa cousine Abigail et d'autres jeunes femmes de Salem. Emprisonnée plusieurs mois, elle connaîtra cependant un sort plus enviable que certains autres accusés des procès de Salem : dix-neuf personnes furent pendues et plusieurs autres moururent en prison.Les procès de Salem, qui commencent en 1692 ont pour point de départ les délires hallucinés de jeunes filles dont les premières accuseront Tituba, avant qu'une cascade d'accusations ne viennent éclabousser d'autres membres de la communauté - surtout des femmes.
A l'issue des procès de Salem, qui ont révélé une vaste supercherie, alimentée par les accusations fantaisistes de jeunes filles conditionnées par une obsession du châtiment et la lecture rigoriste et extrémiste de la religion, on perd la trace de Tituba. Femme et esclave, pour elle, c'est la double-peine : elle est aussitôt vouée aux limbes de l'Histoire, à l'oubli, dont les textes ne la sortent que brièvement, pour parler d'une « esclave barbadienne initiée au hodoo », pratiquant donc une forme de sorcellerie étrange, organique, étrangère à la rationnalité d'un christianisme puritain et rigoureux - dans le roman, les esprits, ces croyances ancestrales notamment venues d'Afrique, sont omniprésentes, entre médecine traditionnelle et magie. Tituba réunit toutes les conditions pour être reléguée dans l'oubli collectif. Mais c'est sans compter des autrices, comme Maryse Condé ou la romancière américaine Anne Petry, qui ont redonné une voix, une consistance au personnage. Si, pour Anne Petry est probablement achetée par un tisserand de Boston, où elle finira ses jours, Maryse Condé lui imagine un autre destin, une autre fin et surtout, lui fait retrouver son île.
Qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui est faux ? Nous sommes bien en peine de le dire et, finalement, peu importe. Ce roman n'est pas là pour raconter précisément la destinée de Tituba sur laquelle par ailleurs subsistent de nombreuses zones d'ombre. Ce roman, c'est autre chose et surtout, bien plus qu'une biographie romancée.
Le roman date de 1986 mais il est très actuel. Je ne peux évidemment m'empêcher de classer Moi, Tituba sorcière... dans la catégorie des romans historiques, car il en a effectivement la plupart des caractéristiques. On ne peut cependant lui enlever le caractère engagé voire militant que l'on ne retrouve justement pas systématiquement dans ce type de romans : Maryse Condé a rendu hommage à une des figures peut-être les plus marginalisées des procès de Salem, celle sur laquelle, de préférence, les historiens ne se sont pas penchés pendant des siècles. On remarquera d'ailleurs que les deux personnes qui, dans le monde des lettres ont pris le temps de s'intéresser à elle sont deux femmes, Maryse Condé, donc, d'origine guadeloupéenne et dont les origines mêmes, l'histoire sont marquées par l'esclavage et Anne Petry, cette romancière américaine qui a fait des recherches sur Tituba, participant ainsi à la sortir de l'oubli, de l'obscurité dans laquelle il était confortable, peut-être, de la voir plongée. Le roman fait écho aussi à ce que nous connaissons aujourd'hui : la prise de parole, de position, des minorités, parmi lesquelles les femmes et surtout, les femmes racisées. En donnant la parole à l'une de ces femmes, une femme noire, dans un contexte, une époque où l'on ne les considère que comme des biens meubles, avec un mépris, une détestation innée que l'on ne peut évidemment plus cautionner aujourd'hui, Maryse Condé rend un bel hommage à ces femmes courageuses, à leurs ancêtres. C'est aussi un bel hommage aux femmes en général qu'elle fait dans ce roman, montrant toute la ressource que peut contenir non seulement un cœur humain, mais surtout un coeur de femme. On ressort de cette lecture infiniment proche de Tituba et révoltée par ce qu'elle a connu et ce qu'elle a vu.
Ce roman est d'une force incroyable et je dois dire que je ne regrette pas une seconde ma lecture. Moi qui voulais découvrir Maryse Condé, c'est chose faite : je regrette seulement de l'avoir fait alors que l'autrice n'est plus en vie. Cela ne change pas grand chose, me direz-vous, mais j'avoue que je regretterai presque de ne pas l'avoir découverte plus tôt. Je pense que cette femme, à l'engagement fort, était une grande dame, infiniment respectable et, en plus de ça, c'était une grande romancière. J'ai vraiment beaucoup aimé sa plume et j'ai très envie désormais de continuer à explorer son oeuvre. Il est clair que son écriture est d'une grande beauté et d'une puissance folle.
Moi, Tituba sorcière... nous permet aussi de nous plonger dans une histoire que nous connaissons bien, qui ferait presque penser aujourd'hui à une légende, alors qu'il n'en est rien. Les procès des Sorcières de Salem eurent bien lieu. Une ville porte encore ce nom-là aux Etats-Unis, alors que le petit village de Salem, où les événements eurent lieu, se nomme aujourd'hui Danvers. Avec ce roman, nous entrons au cœur d'une communauté isolée, aux repères brouillés, dans un territoire qui n'est pas le sien et qui se replie sur ce qu'elle connaît, ce qu'elle maîtrise. Si on réduit les Noirs et les Indiens à l'esclavage avec violence, les femmes blanches et les enfants comptent peu dans une société extrêmement patriarcale et dominée par les hommes et notamment, par les hommes de religion, les pasteurs comme Samuel Parris, dont la croyance exaltée, presque hallucinée, s'accompagne d'une intransigeance violente et sans concession mais aussi d'une hypocrisie sans nom. Nous entrons au coeur d'un procès du XVIIe siècle, où souci de justice et d'équité n'entre pas en ligne de compte.
Un roman passionnant et révoltant, car parfois assez dur. On ne pourra cependant pas en ressortir sans une infinie sympathie pour le personnage de Tituba, admirable pour son courage et sa détermination. Et, à l'heure où l'Histoire parfois semble réécrire avec un malin plaisir ses pages les plus sombres, prions pour ne plus jamais connaître une époque où un être humain pouvait être considéré comme une propriété et où la sorcellerie était un moyen facile et admis de se débarrasser de ceux qui gênaient, à commencer par les femmes.L'esclave Tituba, parfois considérée comme d'origine indienne, parfois d'origine africaine, est le personnage à l'origine de l'épisode des sorcières de Salem, puisqu'elle fut la première accusée
En Bref :
Les + : Un récit puissant, servi par une plume magnifique. Je ne connaissais pas Maryse Condé, c'est chose faite et je ne regrette absolument pas ma lecture !
Les - : pas particulièrement de points négatifs à soulever, au contraire.
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Tags : Roman, Histoire, Drame, Esclavage, Colonisation, XVIIème siècle, Sorcières de Salem, Littérature française, Littérature antillaise
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